Poser un cadre ? de tableau ou de vélo ?
Le cadre en analyse de pratiques: où l'on regarde, ce qui fait que ça tient
La première heure de la première séance d'un groupe d'analyse de pratiques professionnelles est consacrée à ce qu'on appelle traditionnellement « poser le cadre ». En pratique, ce que l'on fait dans cette première heure, c'est : se présenter, échanger autour des représentations et expériences de l'analyse de pratiques, et de l'approche particulière proposée par l'intervenant, formuler les règles du groupe, préciser si besoin les horaires et les locaux, expliciter les attentes et les craintes de chacun par rapport au groupe et au travail envisagé, évoquer le genre de problématiques professionnelles qui pourront y être travaillées et la méthode pour les aborder. Mais en allant un peu plus loin, que veut-on dire quand l'on dit : « poser le cadre » ? En y réfléchissant, ce mot, « cadre », m'a semblé pouvoir être entendu suivant deux images, deux métaphores, qui vont indiquer deux représentations très différentes de ce que l'on cherche à poser.
Le cadre de tableau : là où l'on regarde
La première image qui me vient est celle du cadre d'un tableau dans une exposition : celui qui délimite le champ de vision, celui qui fait que l''on sait où il faut regarder. Dans le quotidien de beaucoup de professionnels, on parle de « sortir du cadre » ou de « rester dans le cadre », de la nécessité de « recadrer », de « remettre du cadre », etc. ; ces façons de parler m'évoquent cette image du cadre de tableau, de limites externes posées au champ d'action. J'y entends la notion de règles : ce qui se fait, ce qui ne se fait pas ; mais aussi où et quand : ça se passe dans tel local, ça commence à telle heure, ça finit à telle heure ; mais encore avec qui : qui est inscrit, qui participe. J'y ajoute une représentation qui est une de mes petites manies d'animateur de groupes : la mise en place des chaises suivant un cercle le plus régulier possible, délimitant matériellement l'intérieur et l'extérieur de l'espace où l'on parle. Avec cette image du cadre, il y a un intérieur et un extérieur clairement définis : on est dedans ou dehors, dans le cadre ou hors cadre. De se sentir à l'intérieur de quelque chose favorise un sentiment de sécurité dans le groupe : nous ne sommes pas n'importe où, nous ne sommes pas n'importe qui, nous n'allons pas faire n'importe quoi. Il est plus aisé de se sentir abrité des contraintes extérieures et de se pencher sur l'objet de travail du groupe, celui qui est au centre du cadre : les pratiques professionnels de chacun.
Quand on dépasse les bornes...
Mais bien sûr, dans la pratique, des limites ne cessent d'être franchies. Prenons un exemple simple de franchissement de limite : quelqu'un arrive en retard. J'essaie de ne pas marquer cela comme une faute, mais d'inviter à la parole, avec le plus de déférence possible : « Souhaitez-vous dire quelque chose de votre retard ? ». Si une limite semble franchie, du point de vue de l'une ou l'autre personne du groupe, il m'importe que cela puisse être parlé dans le groupe. Il m'est arrivé, lors d'une première séance d'un nouveau groupe, que la personne ainsi accueillie soit également la première à présenter un récit de situation de pratique, amorçant ainsi le travail du groupe ; s'il n'est pas sûr que son accueil ait facilité son entrée dans le travail, il ne l'a au moins pas empêché. Mais il m'est arrivé aussi que plusieurs de ces franchissements de limites se produisent de façon concomitante dans une même situation : une confusion sur les horaires entrainant des retards, des plaintes de rupture de confidentialité, quelqu'un dont la chaise se place en retrait ostensible du cercle régulier... En analysant un petit peu cette situation, il m'est apparu que certains de ces phénomènes étaient directement liés, qu'un débordement avait pu en entrainer un autre ; mais aussi, qu'un débordement qui s'était produit à l'intérieur du groupe pouvait entrainer un autre débordement à l'extérieur, et inversement. La frontière semblait rompue ! Dès lors que les limites externes du groupe semblent remises en cause, il faut pourtant bien que moi, intervenant, et que nous, le groupe, nous appuyions sur quelque chose pour continuer à travailler. Qu'est-ce qui fait que l'on ne se laisse pas démonter, qu'on ne lâche pas tout en décidant que, « dans ces conditions, c'est impossible de travailler » ? C'est alors que l'on peut faire intervenir une autre image du « cadre », une autre métaphore, qui n'enferme pas dans cette alternative intérieur/extérieur, et qui permet de travailler même quand les limites semblent dépassées.
Le cadre de vélo : ce qui fait que ça tient
Cette autre image que je propose, c'est celle du cadre de vélo. Tout seul, il ne roule pas : il n'est qu'une potentialité de vélo. Ce qu'il fait, c'est rendre possible que les éléments disparates qu'on y attache : roues, pédalier, freins, garde-boue, phares... tiennent ensemble. Le cadre du vélo n'est ni intérieur, ni extérieur : il est ce qui fait que le dispositif-vélo tient la distance, ne se laisse pas trop vite démonter par les chocs de la route. Sur quoi je m'appuie, à ce moment-là, à cette place d'intervenant, pour essayer que le dispositif ne se démonte pas malgré la fragilisation des limites externes ? Il y a certes de la formation, c'est-à-dire que j'ai pu éprouver moi-même ces effets de groupe et d'institution dans des dispositifs ad hoc, que j'ai eu l'occasion moi-même d'analyser mes pratiques professionnelles dans des dispositifs similaires, et d'étudier comment d'autres avant nous ont pensé ces situations. Mais aussi, au présent, j'ai la possibilité de participer à des groupes autres, extérieurs, où je puisse continuer à analyser ma pratique avec d'autres professionnels : c'est ce qui se passe à Expression, qui propose à tous ses intervenants de l'analyse de pratiques accompagnée par un intervenant lui-même extérieur à l'organisation. Mais le cadre propre à l'intervenant et au cabinet d'intervenants ne suffit pas ; il y faut aussi la contribution du cadre des participants, c'est-à-dire leur demande d'analyse de pratiques et, le cas échéant, l'expérience qu'ils en ont ; et aussi le cadre institutionnel, qui fait que ce dispositif a du sens dans le contexte de travail et est soutenu dans l'organisation.
Parler : relier
Ce que l'on fait, lors de la première heure de la première séance, quand on « pose le cadre » d'un groupe d'analyse de pratiques, c'est présenter différents éléments qui ne sont pas encore tous assemblés, pas encore reliés pour faire « cadre » : le cadre entendu comme « ce qui fait que ça tient », que les éléments du dispositif tiennent ensemble. Il arrive que ce cadre se mette en place rapidement ; il arrive souvent qu'il faille quelques séances pour que la parole commence à circuler librement, pour qu'on sente que « ça roule », que le groupe est au travail. Car, pour filer la métaphore, je dirai que les attaches – les vis et boulons qui font que le tout tient ensemble, et que le vélo peut rouler – ces attaches c'est le langage, la parole partagée dans le groupe. Les limites du groupe ne sont pas là pour interdire, mais pour autoriser la parole. Dans un groupe d'analyse de pratiques, la parole vise à ce que chacun des professionnels puisse développer sa réflexivité sur son propre cadre (de vélo), ce qui fait qu'il tient la distance dans sa pratique. Sur un autre plan, elle participe aussi à constituer les liens dans le groupe de travail. De sorte que, même lorsque nous avons le sentiment de nous retrouver en-dehors du cadre (de tableau), nous pouvons tout de même reprendre le guidon pour poursuive la route ; et même, de temps en temps, se payer le luxe de jeter un coup d'oeil au paysage (limité par l'horizon -- la courbure du globe terrestre). Nicolas Pieret, Animateur de groupe – Intervenant – Psychosociologue