Quelles règles on se donne avec les smart-phones ?
Il y a les ostensibles. Adèle est juste à côté de moi et s'adonne tranquillement à une partie de candy crush saga. Les éducateurs apportent souvent des bonbons en formation. Je suis tellement sidéré que je n'arrive pas à lui dire. Je lui jetterai régulièrement des regards aussi interloqués que possible qui ne la troubleront jamais. Ses petits doigts boursouflés dansent sur l'écran avec une nonchalante légitimité qui m'estomaque. Tant pis, je m'en fiche. Si ça dérange quelqu'un.e, que quelqu'un.e lui dise. Moi, ça me dérange, mais curieusement, je ne sais pas comment lui dire. J'attends le bon moment. Le bon moment arrive toujours. Le mauvais moment aussi. Nordine pianote vraisemblablement des textos ou des commentaires amusants sur les réseaux sociaux, et il est certain que son ami.e a de l'humour puisque Nordine affiche régulièrement des petits sourires en coin. Ce coup là, je m'énerve. Je lui demande s'il est avec nous. Il rougit un peu, comme un collégien pris la main dans le vrac et range son mobile. Je n'aurais pas dû m'y prendre ainsi. Trente minutes plus tard, je lui présenterai mes excuses pour la forme, et nous nous accorderons sur le fond : on ne peut pas être vraiment au four et au moulin, si ?
Il y a les ostentatoires. Biry cherche sur Wikipédia la définition du mot sthéréotype. C'est pour nous être utile, dit-il, parce que lui-même n'a pas bien compris la nuance entre stéréotype et préjugé. Est-ce que c'est le stéréotype qui provoque le préjugé ou bien le contraire ? C'est une vraie question, ça, mais je ne suis pas sûr que Wikipédia ait le dernier mot. Une définition doit-elle être finie ? Pourquoi veut-on aller plus vite que la musique ?
Il y a les addict.es. Antoine jongle entre le pro et le perso, caressant l'un, titillant l'autre, rechargeant l'un pendant qu'il manipule l'autre, demandant à Hanan si elle a le code wifi de la salle. Ça tombe bien, Hanan l'a chopé à l'accueil. Elle lui tend le papyrus et le code secret. Antoine a l'air soulagé comme un forfait exsangue. Antoine, vous arrivez à nous écouter en pianotant deux écrans plats ? Oui, oui, dit-il, je suis addict à ces trucs là, mais j'écoute en même temps. Le pire, c'est que ça semble souvent vrai. Un œil sur le web, une oreille avec nous. L'oreille est bien là, puisque les questions qu'il pose à ses collègues sont bien dans l'ici et maintenant. Antoine, vous ne pouvez pas ranger vos téléphones ? Ouhlala, non, je ne suis pas encore soigné, vous savez. Je lui souhaite un prompt rétablissement. Il se marre. Plus tard, il essaiera de diminuer les doses. Quelque part dans ma caboche, j'entends la chanson : Gaston, y a le téléfon qui fond.
Il y a les discrètes et les discrets. Cachées derrière les chevalets, allongées en mode dessous de table, camouflées dans une poche intérieure, les grosses pognes et les petites paluches concoctent un texto, déclenchent un clic j'aime, pianotent un courriel. Là, il suffit de les griller. Voulez-vous une pause ? Avez-vous des coups de fils urgents à passer ? Tout va bien ?
Il y a les compartimenté.es. Les engins sont rangés et dès que sonne l'heure de la pause, tout le monde dégaine son doudou rectangulaire. Le groupe se désintègre. Chacun.e cherche son p'tit coin et s'envole sur son cloud. Je médite sur la rapidité d'intégration des habitus électroniques chez l'homo sapiens contemporain. D'ailleurs, je suis moi-même en train de vérifier comment ça réagit sur mon dernier post facebook, et je tente d'apaiser une querelle politique entre un ami réel et un ami virtuel.
Il y a les stressé.es. Eloïse attend un mail urgent. Boubacar a un jeune en fugue. La fille de Michel a séché le cours de biologie. Bon sang, c'est vrai, même les lycées s'y mettent. Pour avertir les parents en temps réel. Les CPE d'aujourd'hui envoient des textos aussi. La mère de Désiré est à l'hôpital, il attend un appel du chirurgien. Il a l'air inquiet, Désiré. L'appli RATP de Théodore signale des incidents sur la ligne C. Ces cas là sont plus délicats. Peut-on les mettre en mode vibreur ?
Il y a les festifs. Thérèse adore le Reggae et elle veut nous faire écouter, pendant la pause, le meilleur titre de Buju Banton sur You Tube. Elle a carrément emporté une toute petite enceinte. Instant magique, elle danse, au beau milieu de la salle. Moi aussi, j'aime le Reggae et, je dois avouer que trois jours avant, mon portable avait sonné. J'avais oublié de mettre le silencieux. Les yeux de Thérèse avaient brillé puisque ma sonnerie, c'est 96° in the Shade de Third World. Comme pour me remercier de cette complicité musicale, elle m'offrira en partant une bouteille de jus de gingembre.
Comment faire avec les smart-phones pendant la formation ? Il y a des fois où j'ai le sentiment de bien m'y prendre, et puis d'autres, un peu moins. Il y a des fois où ça m'énerve et d'autres fois où ça m'indiffère. Des moments où je remarque et d'autres où je ne remarque pas. Des moments où je piaille comme un perroquet et d'autres où je fais l'autruche.
Je crois savoir ce qu'il faut faire. Il faut que j'en parle dès le début. Po-sé-ment. C'est le truc qui marche le mieux : proposer au groupe : quelles règles on se donne avec les smart-phones ? Qu'est-ce qui vous semble raisonnable ? La raison collective l'emporte à tous les coups : ces bestioles nous déconcentrent, mais parfois, nous pouvons en avoir urgemment besoin. On se met tous en mode vibreur ou silencieux. On les cache. Si quelqu'un.e a vraiment un besoin téléphonique urgent, on fait comme pour faire pipi. On sort de la salle sur la pointe des pieds. Il faut que je demande de l'aide aux participant.es : si, à un moment, vous avez le sentiment que quelqu'un.e ne vous écoute plus, je vous en prie, faites-le lui remarquer aimablement. Je tenterai de faire pareil. C'est important, qu'on soit vraiment ensemble. Ça aussi, ça marche pas mal.
Mais rien ne marche définitivement. Il y a les fois où j'oublie, les fois où je m'énerve, les fois où je passe par l'humour, les fois où j'implore une telle ou un tel, en exagérant mon affliction. Il y a des fois où je propose un quart d'heure d'analyse collective de nos rapports aux téléphones mobiles. Il y a même des fois où je fais semblant de pleurer. Souvent, ça, ça les fait rire. Comme rien ne marche définitivement, il faut savoir tout essayer.
Les smart-phones imposent en formation une sorte d'espace intermédiaire. Ni complètement ici, ni complètement ailleurs. Qui est garant de cet entre-lieu ? Que suis-je autorisé à faire ? Quelle place attribuer aux règles garanties par l'intervenant.e et à celles que le groupe construit pour lui-même ? Qu'est ce qui est efficace et qu'est-ce qui ne l'est pas ? Qu'est-ce qui se passe quand ça m'énerve ? Et vous, à ma place, comment feriez-vous ?
Briac CHAUVEL, Anthropologue-intervenant, Expression