Usages et mésusages de la laïcité Petit bréviaire laïc
La laïcité est aujourd'hui devenue un enjeu de débat public. Depuis bientôt presque trente ans, avec la première affaire dite du foulard à Creil (l'exclusion de trois collégiennes refusant d'enlever leur voile en classe), il ne se passe pas une semaine sans que le sujet ne s'invite dans les médias et provoque, dans la plupart des cas, de vives polémiques. « Bienveillante », « stricte », plurielle », « ouverte », ou encore « positive », autant de signifiants en concurrence pour déployer le seul signifié laïcité. La France semble divisée et le consensus tacite n'est plus de mise : le concept est en crise et, surtout, ses déclinaisons pratiques ne cessent d'interroger les professionnels, dans tous les champs d'activité. Essayons d'y voir clair et de poser les quelques éléments contenus dans les lois.
La loi de 1905 : le socle
1905 c'est bien sûr, et ce que l'on retient le plus souvent, la séparation des Eglises et de l'Etat. L'Etat ne doit pas intervenir dans l'organisation interne des cultes. De même les Eglises ne doivent pas intervenir dans le fonctionnement de l'Etat. La République ne reconnaît, ne salarie ni ne subventionne aucun culte. Mais surtout, la loi de 1905, qui n'emploie pas le mot de laïcité, peut et doit se résumer aux éléments suivants : c'est avant tout une loi de liberté. Elle allie une fin (la liberté de conscience) et un moyen (la neutralité du politique). Il faut insister sur ce point car bien souvent on peut avoir le sentiment que la loi de 1905 serait une loi qui empêche. Non, bien au contraire, les citoyens de la République française sont libres d'avoir ou de ne pas avoir de religion. Ils sont libres de croire ou de ne pas croire. Pour l'Observatoire de la laïcité, organisme rattaché au Premier ministre (mais qui ne porte pas toujours les conceptions du Premier ministre en place…) « la laïcité n'est pas une opinion parmi d'autres mais la liberté d'en avoir une. Elle n'est pas une conviction mais le principe qui les autorise toutes ». Bien plus, contrairement aussi à ce que l'on peut souvent lire ou entendre, c'est une loi qui autorise les croyances mais aussi les expressions et pratiques, dans l'espace privé bien sûr, mais aussi dans l'espace public avec deux limites, que l'on retrouvera systématiquement lorsqu'il s'agira de borner les pratiques d'ordre religieux (dans la fonction publique bien sûr, mais aussi dans les organisations qui relèvent du droit privé sous l'aspect du « bon fonctionnement du service ») : la limite de l'ordre public et celle du prosélytisme. La pratique religieuse, quelle qu'elle soit ne doit ainsi pas semer le trouble, ni faire mine de « recruter avec zèle de nouveaux adeptes ». Il est ainsi licite de porter un voile, une croix ou encore une kippa dans le métro, pour aller voter ou encore tout simplement pour se promener dans la rue. Précisons aussi que dans les structures soumises au droit du travail et non au régime du service public, si les libertés individuelles sont garanties, l'expression des convictions religieuses peut être limitée par le règlement intérieur si la nature de la tâche à accomplir le justifie, à condition que la limitation soit proportionnée au but recherché. Dire cela n'est pas interpréter ou dévoyer la lettre ni l'esprit de la loi de 1905. Ce n'est que la loi mais toute la loi comme on l'entend aussi souvent réclamer par tel ou tel leader politique ou chercheur. A ce titre, il faut alors rappeler que la loi de 2010 qui interdit la dissimulation du visage dans l'espace public (quel que soit l'objet qui masquerait le visage, casque de moto ou voile intégral) est une loi qui a été prise au nom de la sécurité et de l'ordre public, et non fondée sur la laïcité.
La loi de 2004 : approfondissement, falsification ou néolaïcité ?
A la suite des recommandations de la commission Stasi (juillet-décembre 2003) qui avait pour ambition de déployer une réflexion générale sur « l'application du principe de la laïcité dans la République », le gouvernement de l'époque a fait le choix de légiférer. La loi du 15 mars 2004 stipule que « dans les écoles, les collèges et les lycées publics, le port de signes ou tenues par lesquels les élèves manifestent ostensiblement une appartenance religieuse est interdit ». Le règlement intérieur rappelle que la mise en œuvre d'une procédure disciplinaire est précédée d'un dialogue avec l'élève. Pour certains, cette loi n'est qu'un approfondissement, un aboutissement légitime de la loi de 1905. Il n'y a ni falsification ni travestissement. Les époques historiques sont différentes, il est dès lors légitime de faire évoluer la « laïcité » de 1905, sans pour autant trahir l'esprit des fondateurs. Il ne s'agirait que d'un aggiornamento. Pour d'autres, bien au contraire nous avons affaire à une falsification (Baubérot), voire une trahison. Ainsi, pour Vincent Valentin, qui lui parle de néolaïcité, « cette loi a été la première étape d'une nouvelle vision de la laïcité, qui tend à imposer l'obligation de neutralité aux personnes privées et non plus seulement aux institutions. Jusqu'alors, un avis du Conseil d'Etat (avis du 27 novembre 1989) préconisait d'interdire le voile quand il était accompagné de prosélytisme, de propagande, de provocation. Avec la loi de 2004, le voile est interdit en tant que symbole, pas parce qu'il nuit à l'ordre public ». Les éléments du débat sont posés. S'il est certain que l'on a affaire à une extension de la neutralité de l'Etat à la société (ce ne sont plus seulement les enseignant(e)s qui doivent être neutres mais également les élèves), ce déploiement est considéré soit comme légitime, soit comme tragique car il restreindrait en réalité la liberté de conscience et d'expression qui serait au cœur de la loi de 1905. Enfin, d'aucun(e)s pointent également un nouvel élément qui s'est invité à l'occasion des débats autour de la loi de 2004 : la laïcité serait aussi ce qui garantirait l'égalité femme/homme. L'Etat serait institué protecteur de jeunes femmes auxquelles le voile aurait été imposé. La laïcité est le fruit d'un long processus historique qui prend des traits spécifiques en fonction des contextes de son émergence. Les attentats sur le territoire français n'ont pas contribué à l'apaisement des tensions. Souhaitons qu'un nouveau compromis puisse émerger, assurant et garantissant les mêmes droits à toutes et tous.
Pierre Lénel, sociologue, intervenant consultant Expression
Pour aller plus loin :
Baubérot Jean, La laïcité falsifiée, Paris, La découverte, 2012.
Baubérot Jean, Les 7 laïcités françaises, Paris, FMSH Editions, 2015.
Hennette Vauchez et Valentin Vincent, L'affaire Baby Loup ou la nouvelle laïcité, LGDJ, 2014.
Maille Michel, La laïcité, Dalloz, 2014.
Peña-Ruiz Henri, Dieu et Marianne. Philosophie de la laïcité, Paris, PUF, 2005.
Peña-Ruiz Henri, Dictionnaire amoureux de la laïcité, Paris, Plon, 2014.