Quand les peurs sont là
Le chat noir l’a vu !
Quel chat noir, magnifique, dans la rue ! Félin, le poil long, les oreilles pointues, les yeux verts je crois. J'envie sa liberté : lui n'est pas confiné. Je me sens presque une intruse : la rue lui appartient. Je m'agenouille à distance. Une invitation à ce qu'il se rapproche de moi. Le respect de son espace. Quelques mètres plus loin un maitre avec un gros chien noir tout aussi magnifique approche. Une fourrure dense épaisse.
Ça y est, le chat l'a vu. Il se couche au sol, les yeux rivés sur le chien. Et hop ! Il part grimper sur le muret de la maison d’à côté, derrière une grille. Il n'y a pas que le virus qui nous tient à distance. Il y a tant d'autres choses...
La petite fille se réveille
Ma peur ! C’est la petite fille qui se réveille. Viens, ma douce, viens, dis-moi tes peurs, tes malheurs, tes soucis. Viens ma douce, raconte et pleure. Laisse tes larmes couler, laisse aller ton émotion. Viens, je te berce et c’est doux de pleurer dans des bras accueillants. Laisse couler, laisse aller. J’ai peur, je ne veux pas sortir. Je ne veux pas voir ces gens masqués qui s’évitent, je ne veux pas les croiser, les voir changer de trottoir.
Dans ce vaste cauchemar en grandeur réelle, je suis la pestiférée. Je suis aussi celle qui remarque ces crachats par terre, réguliers, et je vois devant moi un homme que je croisais tous les matins, avant. Je me prends à penser « et s’il le faisait exprès de cracher partout, pour se venger de tous ces gens qui pendant des mois, le regardaient souffrir seul, dans la rue comme un chien, sans un mot, un sourire, un geste.
Victime, bourreau, je prends toutes les places. Doucement, la petite fille s’est endormie, calmée, rassurée. Je sors de mon rêve éveillé, lucide, comme au sortir d’une douche tropicale, sous le soleil et sous la pluie. Demain matin je sortirai, je croiserai tranquillement les personnes dans la rue avec un sourire et un bonjour. Accueillir ma peur, aller à la découverte de ce qu’elle dissimule, avec une infinie délicatesse. Comment continuer à aller à la rencontre de l’Autre ? « Rencontrer, c’est se laisser déborder et déporter par l’Autre, commencer de lever la barrière d’avec lui, ébrécher la frontière sous laquelle le moi se tient ordinairement à l’abri »* Et si, grâce au virus, dans cette vulnérabilité éprouvée, une autre rencontre était possible ?
Le risque de vivre
La peur est une émotion, un signal d’alerte, une réaction utile pour survivre, une réaction primaire dans le corps, par exemple pour s’enfuir de l’incendie devant soi. Tout le monde a peur, mais chaque personne gère cette peur à sa façon. Le présent, le sens des évènements n’est pas le même d’un individu à l’autre. Plus on cherche à contrôler, plus on a peur… Vivre c’est prendre des risques. Revenir au présent : mon espace, le corps « je suis en vie », je respire, je vois … Accepter l’incertitude, exprimer ce désir, le désir fait avancer, l’action libère.
J’ai d’abord eu des peurs classiques ; échec scolaire, perte d’emploi, perte d’un être cher. Et puis un jour, on m’a diagnostiqué un cancer et là j’ai vraiment eu peur, des traitements, de souffrir, de terminer ma vie. Aujourd’hui je suis en abstention thérapeutique, ça va et en même temps le cancer est là, au gré des analyses. Avec le recul, j’ai pris conscience de la finitude de la vie. Aujourd’hui j’ai moins peur de la maladie et d’avantage peur des autres. J’ai peur d’encombrer, des réactions, des projections. J’ai peur de devenir le malade à qui on demande régulièrement « ça va les résultats ? » J’ai envie de paraître fort à l’extérieur avec ma fragilité cachée ! Mon témoignage aujourd’hui est une façon de demander à la communauté humaine : je peux être fragile, avec vous ?
Depuis que je sais qu’un de mes proches, jeune, père d’enfants en bas âge et atteint du coronavirus, va mieux, j’ai beaucoup moins peur. La maladie, la souffrance et la mort me font peur, elles me renvoient à des formes d’injustice, d’impuissance et de culpabilité. Dans le cas du contexte actuel, je sens que je suis sous l’influence d’informations médiatiques qui diffusent des messages alarmants et du coup je pense avoir eu tendance à dramatiser.
La liberté sous tension
Pour moi, j'ai peur (inquiétude) que l'enfermement perdure. Un des marqueurs pour moi d'une certaine liberté, c'est de pouvoir sortir quand je veux dans la rue, jusqu'où je veux. L'autocontrôle obligatoire, le contrôle policier possible pour chaque promenade, pourrait bien devenir oppressant sur le plan psychique. La liberté pour moi est de pouvoir marcher.
Envie de me relier à quelques expériences positives : hier je croise un voisin au garage. Surpris, alors que nous ouvrions la porte tous les deux en même temps, nous avons eu un moment de recul. J’ai dit : c’est fou, on arrive à avoir peur de se rencontrer en ce moment ! Il m’a répondu avec un sourire. Ma peur s’est apaisée parce qu’il y avait du lien. J’ai besoin de créer du lien à l’endroit de ma prise de distance corporelle pour me protéger ou respecter le besoin de protection de l'autre.
Pour tous, j'ai peur que les tensions psychosociales liées à la situation débouchent sur une exacerbation catastrophique des violences sociales et politiques, des idéologies de rejet et de repli. Peur aussi que l'humiliation ressentie par les tenants du progrès face aux ravages d'un virus ne se manifeste politiquement par des fuites en avant agressives ou bellicistes. Cette peur-là est probablement générationnelle. Je suis né au moment où naissait "la crise", choc pétrolier puis crise structurelle. Le marasme économique ne me fait pas peur, je suis né avec. Mais je suis né aussi avec l'espoir d'une fin possible des grands affrontements armés en Europe : c'est ce retour possible des guerres qui m'inquiète le plus, qui m'est le moins pensable.
Cela me donne envie de me battre
Maintenant je commence à avoir peur de l’après confinement, des conséquences sociales, économiques et politiques. Curieusement par rapport à ces risques, je me sens moins impuissante que face aux risques sanitaires qui pourraient m’atteindre ou atteindre mes proches. Je suis très ambivalente par rapport à cette peur car contrairement à des formes d’angoisse que je peux ressentir quelques fois cette peur semble avoir un objet, elle est justifiée. Aujourd’hui avoir peur serait presque inévitable et reconnu par tous d’un point de vue social.
Il y a des raisons objectives d’avoir peur. J’ai peur de ne pas pouvoir atteindre mes objectifs, mes résultats, mes buts professionnels en lien avec mes valeurs. Mais si la situation extérieure, le contexte économique et politique ne me permettent pas d’atteindre ces objectifs, j’ai moins peur car la pression sur moi est moins forte. Je n’ai plus rien à perdre. Quand je n’ai plus rien à perdre alors j’ai davantage de forces pour prendre des risques et j’ai moins peur. Je sens que le confinement est aussi une formidable opportunité d’accélérer la transformation individuelle et collective pour s’interroger sur nos modes de vie et de consommation et protéger la planète. Cela me réjouit et me donne envie de me battre.
* François Jullien, Si près, tout Autre, Grasset 2018