Accompagner les étrangers primo-arrivants :une posture de « briseurs de rêves »
Je viens de lire un article1 de Valérie Wolff2 qui résonne tant avec ce que je peux entendre dans les groupes que j’anime, que j’ai très envie d’en partager quelques éléments avec vous .
Sur la base d’une recherche menée auprès de 300 professionnels accompagnant les étrangers primo-arrivants, cet article présente un focus sur la notion de « briseur de rêves » régulièrement évoquée par les professionnel.le.s qui œuvrent à l’intégration des immigrés nouvellement arrivés. Ces derniers connaissent un parcours d’intégration souvent difficile, semé d’embûches dans leur accès au logement, à l’emploi et aux droits sociaux. Pour surmonter les obstacles qu’ils rencontrent, ils sont accompagnés par de nombreux travailleurs sociaux. Les professionnels du travail social cherchent à mettre en place une relation d’aide et de confiance. Pourtant, loin d’apparaître exclusivement comme un soutien, ils peuvent aussi incarner toute la complexité et les obstacles du parcours d’intégration. L’article est émaillé de nombreux témoignages : « Nous on incarne « celui qui dit non ». On dit : « Non, le logement ce n’est pas pour tout de suite » ; « non, l’aide financière, vous ne l’aurez pas ». L’image de la non-intégration, c’est nous. C’est lourd à porter parfois ! » (Alice, assistante sociale en polyvalence de secteur.) « Il y en a beaucoup qui pensaient pouvoir tout trouver en France : un logement, un boulot, de l’argent. Quand ils découvrent une vie de misère : dormir à la rue, l’hébergement ou le logement précaire, pas de travail… ils déchantent. C’est vraiment difficile pour eux ». (Samia, travailleuse sociale en CCAS) « L’attente est longue et douloureuse. Plus on attend les papiers et plus on en rêve. Le problème, c’est qu’une fois qu’on les a, on se rend compte que tout n’est pas aussi simple. Et là, la chute est dure. Vraiment dure. » (Pierre, travailleur social en Centre provisoire d’hébergement.) « Attendre l’eldorado et avoir la misère : c’est horrible. Ça fait mal. Vraiment mal. Il y en a qui pètent les plombs » (Arnaud, agent d’accueil en centre d’hébergement d’urgence) « Parfois on accueille des demandeurs d’asile qui décompensent juste au moment où ils viennent d’obtenir leur statut de réfugié. » (Pascal, infirmier en CMP.) « Comment voulez-vous qu’on soit crédible. Il y a quinze jours on accordait des bons pour les colis alimentaires et quinze jours après, on ne les donne plus. Puis de nouveau quinze jours plus tard, on les donne à nouveau. Forcément nous, sans consigne écrite, on ne peut qu’expliquer ça à l’oral et les gens ont l’impression que c’est nous qui décidons. » (Philippa, agent social en CCAS) « Quand le CADA dit ceci et que la polyvalence de secteur dit cela. Comment voulez-vous qu’ils s’en sortent ? comment voulez-vous qu’ils nous croient ? » (Marc, éducateur en Centre d’Accueil pour demandeur d’Asile – CADA « Tout est cloisonné. Il y a une personne qui travaille pour l’aide au logement, une autre pour l’insertion professionnelle. Nous, on aide sur le plan des allocations. C’est un peu comme si chacun travaillait dans son coin. » (Emmanuelle, assistante sociale à la Caisse d’allocations familiales-CAF.) « Quand ils ont un courrier de refus, ils viennent nous le montrer. On a beau dire « c’est le bailleur social » ou « c’est la CAF » qui décide. À la fin, ils viennent chez nous pour qu’on leur explique. » (Pierre, travailleur social en Centre provisoire d’hébergement.) « Nous on est le dernier maillon de la chaîne. Les refus face aux demandes, c’est nous qui les annonçons. La personne qui représente la réponse négative face à un dossier de demande, c’est nous. Ce n’est pas notre hiérarchie, ce n’est pas le politique, c’est nous. C’est à nous de dire « non », plusieurs fois par jour, tous les jours. » (Stéphanie, assistante sociale en polyvalence de secteur.) Ce que pointent ces témoignages n’est autre que ce que nous appelons dans notre jargon de psychosociologues le décalage entre le prescrit (les textes, les orientations des politiques publiques) et le réel (ce qui se passe effectivement sur le terrain). Et c’est ce que démontrent les résultats de cette recherche, le décalage entre le résultat recherché ou proclamé des politiques publiques et l’intégration en tant que processus social. Le tableau ci-dessous en donne une illustration :
Au centre de ces tensions entre volonté politique et vécu des publics, le travailleur social peut apparaître comme un "briseur de rêve".
Alors, ils « bricolent » au sens que donnait Claude Lévi-Strauss3 au bricoleur – travailler « avec les moyens du bord », déployer des solutions improvisées – afin d’adapter les normes à la situation. Incarnant, bien malgré eux, les obstacles à l’intégration dans la relation de face-à-face avec les publics, ils relayent à la fois le manque de moyens de l’offre sociale existante, son défaut de coordination et le décalage entre les politiques intégratives et la réalité de leur application. La notion « briseurs de rêves » révèle tant la souffrance des usagers qui voient leurs espoirs déçus, que le mal-être des professionnels qui s’en voient attribuer la responsabilité. L’apparition de l’expression « briseur de rêves » met en évidence l’ensemble des défis sociétaux qui restent à relever pour offrir aux étrangers nouvellement arrivés une réelle intégration. Laetitia Ricci, psychosociologue, coach et formatrice
1 LE TRAVAILLEUR SOCIAL « BRISEUR DE RÊVES » Valérie Wolff De Boeck Supérieur | « Pensée plurielle » 2021/2 n° 54 | pages 136 à 147
2 Valérie Wolff Responsable du département Recherche à l’École Supérieure Européenne de l’Intervention Sociale, Maître de conférences associée en sociologie à l’Université de Strasbourg, Membre du laboratoire interdisciplinaires en études culturelles, UMR 7069, Unistra/CNRS ESEIS – Site de Strasbourg (Siège social) 3 Pour Claude Levi-Strauss, « le bricoleur est apte à exécuter un grand nombre de tâches diversifiées ; mais à la différence de l’ingénieur, il ne subordonne pas chacune d’elles à l’obten - tion de matières premières et d’outils, conçus et procurés à la mesure de son projet : son uni - vers instrumental est clos, et la règle de son enjeu est de toujours s’arranger « avec les moyens du bord » (…). » (C. Lévi-Strauss, La pensée sauvage, Paris, Plon, 1960, p. 26).
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