Dialogue autour de la place du corps dans les dispositifs de supervision à distance
Jean-Marie Laurent : De quel corps parlons-nous ? Lorsque tu m’as proposé d’échanger autour du sujet qui nous réunit aujourd’hui, m’est apparu l’importance de la distinction phénoménologique entre Korper (le corps) et Leib (la chair), initiée par Husserl puis reprise et développée entre autres par Merleau Ponty. Le premier, désigne le corps charnel, chosifié, anatomique, matériel et inanimé. Le second, corps propre, phénoménal, est chargé d’intentions, d’orientations et de visées. Il est esthétique, car relié aux sens, et contient en lui tout notre subjectivité. Il est un réseau de liens, ouvert au monde et aux autres, là où se noue corporéité et altérité. Il est donc porteur de mon être au monde singulier, et du monde que je construis.
Kévin Toupin : Qu’en est-il en supervision individuelle ?
JML : En supervision individuelle, l’intérêt porté au corps phénoménal est précieux car il « parle » autant du client qu’évoque un thérapeute, que de la situation que me décrit un professionnel. Nos corps, le mien compris auquel je porte une attention vigilante, ont à voir, à travers ce qu’ils ressentent et expriment consciemment ou non, avec la situation. Ici, je te parle d’une situation individuelle, les choses diffèrent en situation de groupe.
KT : En effet, dans nos interventions auprès des groupes, à l’instar de la supervision collective, la question du corps tient une place centrale également, puisqu’en psychosociologie, nous nous représentons le groupe comme un « corps ». Cela tient au fait que la métaphore corporelle est inhérente à la constitution de la groupalité. Par exemple, pour parler du leader dans un groupe nous parlons de celui ou celle qui est « à la tête du groupe » ; pour désigner les personnes qui appartiennent à un groupe nous dirons « les membres » et lorsque ces derniers s’unissent face à l’adversité nous dirons d’eux qu’ils « font corps ».
JML : Cela se vérifie-t-il en supervision collective ?
KT : Oui, parce qu’au-delà de la dimension métaphorique de la corporalité, nous remarquons que le corps tient une dimension communicationnelle. Du début à la fin de la séance de supervision collective, le corps dit des choses ne pouvant être mise en mots/maux. Par exemple, lorsque qu’un participant s’avance sur sa chaise avec empressement car il souhaite prendre la parole ou qu’il s’assoie à côté de tel autre, il communique aux membres du groupe une intention si ce n’est une intentionnalité. L’expression non verbale est un moyen pour la personne de « signifier » quelque chose aux autres (une intention(nalité), un choix, son état, sa place dans le groupe…). Les expressions non-verbales « constituent le « discours » même de celui « qui n’a pas la parole » » nous dit Jean-George Lemaire (1998).
JML : Remarques-tu des différences entre le présentiel et le distanciel ? En particulier la manière dont le corps s’inscrit dans l’espace ?
KT : En présentiel, les participants d’une supervision collective décident de l’endroit où ils se placent. Par exemple, certains participants s’installent systématiquement à la même place d’une séance à l’autre. En ritualisant la manière dont nous inscrivons notre corps dans l’espace nous marquons également notre manière d’être au groupe.
JML : Et, qu’en est-il en distanciel ?
KT : En distanciel, nous ne choisissons pas notre emplacement sur l’écran. Ainsi, d’un participant à l’autre, telle ou telle personne ne sera pas située au même endroit par rapport à telle ou telle autre. Notre visualisation de l’espace n’est donc pas uniforme et nous ne pouvons intervenir dessus puisque la technique détermine notre emplacement dans le « groupe-mosaïque ».
JML : Cela me fait penser qu’en distanciel, si nos corps réels sont éloignés a contrario nos corps vécus interagissent d’autant plus. Cependant, ce dispositif stimule plus particulièrement deux de nos sens : la vue et l’ouïe. Cela me demande donc une plus grande vigilance à l’ouverture aux autres canaux perceptifs, ainsi qu’au bas de nos corps, souvent invisibles et laissés de côté.
KT : Effectivement, à l’inverse du présentiel, l’ensemble du corps que nous devrions voir est masqué en distanciel. Nous voyons des « bouts de l’autre » et non « l’entièreté de cet autre ». Cette modification de la présentation de soi conduit à d’autres façons d’habiter l’espace de la supervision avec son corps. Par exemple, certains vont montrer leur visage uniquement (plan serré de face), d’autres leur buste, quand d’autres seront souvent à contre-jour durant les réunions là ou certains s’exposeront à la lumière. Quoiqu’il en soit, nous communiquons des informations au groupe ou au thérapeute en fonction du positionnement de notre corps à l’écran. Ces messages ne sont pas meilleurs ou moins pertinents qu’en présentiel, ils sont simplement différents et sont donc à appréhender dans leur singularité. Oui, mais ils bousculent nos repères, et méritent peut-être d’être questionnés, non ? S’ajoute à cela que les personnes accompagnées ne sont pas toujours à l’aise avec le fait que nous voyons l’endroit où elles se trouvent. Notamment si elles sont à leur domicile. D’ailleurs, est-ce que cela joue un rôle lors de tes supervisions individuelles ?
JML : Oui, car lorsque les participants m’accueillent virtuellement chez eux, plutôt que dans mon cabinet ou sur leur lieu de travail, cela a une influence sur la séance, les échanges, l’atmosphère. Parfois la fonction pare-excitation (R. Kaës) de l’écran apporte un sentiment de sécurité, propice à plus d’intime et de dévoilement. Parfois cela provoque des difficultés pour se rencontrer. Cela dépend souvent de la capacité d’accès à ses ressentis, de sa présence à soi et au monde dans l’instant et/ou à la situation évoquée, plus qu’à la particularité du dispositif. Toujours est-il que seul le déploiement de l’expérience dans une perspective herméneutique 1 permet d’apprécier la situation et de lui donner sens. En fond, cela pose la question de l’absence et de la présence dans les dispositifs à distance.
KT : Tout à fait, la question de l’absence est remarquable en distanciel puisqu’en présentiel, lorsque nous attentons 10 personnes, il y aura 10 places pour accueillir chacune. Si un membre du groupe est absent, il y aura une chaise vide qui matérialise l’absence du corps de l’absent. En distanciel, il n’y a pas de case vide pour matérialiser l’absence de tel ou tel participant. En cela, il est important d’être attentif aux absents puisque leur non-présence n’est pas matérialisée. Ces réflexions que nous avons sur le corps en distanciel m’interrogent sur nos pratiques. Sont-elles en en train de se transformer, d’évoluer ou n’est-ce qu’une passade ?
JML : Je pense que ces nouvelles pratiques s’inscrivent dans un monde en mouvement à laquelle il serait illusoire et infructueux de s’opposer, le travail avec le corps en distanciel reste à apprivoiser, appréhender et nécessite une réflexion continue nourrie de sa clinique. En déconstruisant certaines de nos habitudes, de nos rituels qui allaient de soi, je pense que cela apporte un « matériau » précieux qu’il serait dommage de ne pas intégrer à nos missions, au service des personnes que nous accompagnons.
KT : Je te rejoins. Le distanciel peut nourrir nos pratiques (de fait c’est ce qu’il fait puisque pratique il y a, et que nous avons du point de vue déontologique un espace pour en parler en APP et chez Expression, en plus cet espace de réflexion), c’est une façon de réinterroger nos actions et de mettre notre créativité au service du suivi des patients ou/et des groupes. La modalité distancielle est une nouvelle manière de faire, ni moins bonne, ni meilleure. Elle est juste différente. Il nous revient alors de l’interroger pour accompagner ce changement.
Jean Marie Laurent, gestalt thérapeute, superviseur et Kévin Toupin, psychologue et psychosociologue
1 L’herméneutique est à entendre ici comme la création de sens commun par le dialogue
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