Faire face à la résistance dans la lutte contre l’inégalité - Un éclairage brésilien
Lors de notre dernière rencontre débat : « Usages et mésusages de l’égalité », nous avons partagé de nombreux témoignages autour de nos difficultés à mettre en pratique sur le terrain les politiques d’Egalité, face au racisme structurel (réel ou supposé) et dans un système néolibéral. Les participants, tous acteurs de la lutte contre les inégalités, ont pu entendre le témoignage de Carol Vargas, qu’Expression accueille à partir de janvier 2023 en tant qu’intervenante-formatrice, au sein de son équipe de salariés. Carol nous a proposé un éclairage à partir de sa lecture de la situation au Brésil. Quelles sont les représentations que nous mobilisons, sur le plan individuel et en tant que société, lorsque nous pensons à l’égalité ? La compréhension de nos propres enracinements socioculturels, de nos représentations, modèles et valeurs, nous permet de prendre conscience de la façon dont ces représentations agissent sur notre perception de la réalité sociale et guident, avec plus ou moins de conscience, nos actions. Les représentations que nous mobilisons sur l’égalité ne proviennent pas seulement du répertoire offert par notre contexte socioculturel et politique, ou de notre répertoire théorique dans différents domaines de connaissance, mais elles proviennent aussi de notre expérience sociale, marquée par notre classe sociale, notre genre et notre race, parmi d’autres marqueurs sociaux de la différence comme l’âge, la religion, l’origine, etc. Notre compréhension de la réalité sociale est traversée par notre expérience de celle-ci. La reconnaissance de l’inégalité passe par cette clé de lecture qui est à la fois sociale et subjective. Je suis brésilienne et j’ai travaillé pendant plusieurs années en tant qu’intervenante pour des organisations de la société civile, qui s’inscrivaient dans le contexte de l’inégalité au Brésil et visaient la transformation de cette réalité. C’est à partir de l’imaginaire social forgé dans le contexte brésilien que se sont construites mes représentations concernant l’égalité et l’inégalité. C’est en tant que Brésilienne que je mets ici mes représentations en perspective, mais aussi en tant que femme, blanche, scolarisée et issue d’une classe sociale relativement privilégiée dans mon pays. Le Brésil est un pays notoirement inégalitaire, il fait partie des 10 pays ayant la plus forte concentration de la richesse au monde, selon l’indice de GINI, où 1 % de la population détient près d’un tiers de l’ensemble des revenus et 10 % plus de la moitié 1 . L’inégalité est donc principalement associée à l’inégalité des revenus, à la concentration de la richesse (revenu et patrimoine) et au taux de pauvreté 2 . Lorsque nous pensons à l’inégalité, nous pensons donc surtout à l’inégalité économique et au degré d’accès aux droits fondamentaux : alimentation, logement, santé, assainissement et éducation. Nous parlons donc d’égalité des chances de survie, quelque chose de très primaire, à la base de l’existence humaine. Le récit national que nous avons construit n’est définitivement pas celui d’un pays de droits de l’homme et d’égalité, mais celui d’un pays de l’inégalité économique, de l’injustice et de la privation de droits. L’atroce inégalité économique et d’accès à des droits basiques fait partie des éléments constitutifs de la compréhension de la nation brésilienne, faits reconnus et indéniables. Cependant, la relation de cette inégalité économique avec d'autres types d'inégalités a longtemps été négligée, voire niée. Bien qu’il soit vécu quotidiennement par les personnes noires depuis toujours, conséquence de notre histoire de colonisation et d'esclavage, le racisme a été longtemps masqué par le mythe national du « métissage » 3 . Depuis la première moitié du 20e siècle, ce discours du métissage, étant devenu une valeur à la base de l’identité nationale, supposait un pays où divers peuples et cultures coexistaient et se mélangeaient harmonieusement, tout en niant l'existence de l'inégalité ethno-raciale. Ce n'est que récemment que nous avons commencé à transformer notre récit national en faisant face à la dure réalité du racisme brésilien. Ce changement et le processus de sensibilisation de la société à des thèmes auparavant invisibles et niés sont lents ; étant donné les enjeux de pouvoir, la résistance individuelle et sociale au changement est partie inhérente du processus de la lutte contre les inégalités. Au cours de cette transformation sociale et culturelle au Brésil, j'ai vécu moi-même une transformation subjective et de la façon de comprendre l'inégalité, le racisme et ma place dans la société brésilienne. Si en tant que femme, j'ai fini par reconnaître le sexisme là où auparavant je n'étais pas capable de le percevoir ; en tant que personne blanche, j'ai commencé à percevoir le racisme là où auparavant je ne le percevais pas, aveuglée par le privilège d'être blanche dans une société raciste. L’émergence des contradictions susceptibles de remettre en cause l’identité et les idéaux organisateurs du lien social est menaçante pour les individus et les collectifs. Pour continuer à remplir leur fonction de liaison, les idéologies trouvent dans le déni de la réalité leur mécanisme de base 4. Ne pas vouloir voir, reconnaître, nommer ni permettre l’émergence d’un débat qui remette en question une idéologie ou des idéaux est une partie inhérente d’un processus socio psychique. La résistance au changement, que ce soit de la part de ceux qui bénéficient de l'inégalité ou de ceux qui en souffrent, ne fait pas seulement partie du métier de l'intervenant, mais devient l'un de ses principaux objets de travail. Au Brésil, la croissance de l’extrême droite ces dernières années et le phénomène du « bolsonarisme » peuvent être considérés, selon plusieurs sociologues, comme une réponse à ces transformations vécues par la société brésilienne au cours des deux dernières décennies. La lutte contre l’inégalité économique – politiques de redistribution des revenus et montée d’une classe moyenne (tout en gardant une forte concentration de la richesse) – ajoutée à la reconnaissance croissante du racisme et aux politiques de lutte contre l’inégalité raciale et de genre aurait généré un mouvement conservateur de résistance. Celui-ci a trouvé dans la figure de Bolsonaro sa voix plus efficace. La violence de l’extrême droite a émergé au moment même où les inégalités sociales, notamment raciales et de genre, étaient mises en évidence comme jamais auparavant, preuve de la réalité du racisme et du sexisme brésilien. L’intention de vote pour Bolsonaro était majoritaire parmi les hommes, les blancs et les riches, tous défenseurs de l’ultralibéralisme et de l'état minimal. Faire face au déni et à la résistance au changement, les nôtres et ceux de la société, subtiles ou brutales, est une partie inhérente de la confrontation à toutes les formes d’inégalité. Carol Vargas, psychosociologue clinicienne
1 « Rapport des Nations unies 2019 ». https://hdr.undp.org/system/files/documents//hdr2019ptpdf.pdf
2 TOMAZINI Carla, « État de littérature. Les rapports entre inégalités, politiques publiques et démocratie : trajectoires brésiliennes », Critique internationale, 2019/4 (N° 85)
3 SOUZA Jessé, « Les journées de juin et l'inégalité brésilienne », Les Temps Modernes, 2014/2 (n° 678), p. 50-59. https://www.cairn.info/revue-les-temps-modernes-2014-2-page-50.htm
4 René Kaes « L’idéologie. Études psychanalytiques. Mentalité de l'idéal et esprit du corps », Dunod, 1980.
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