Psychopathologie de l’institution : du rêve au cauchemar
Cher lecteur, chère lectrice, je vous préviens, l’objet de cette Lettre d’Info est loin d’être simple car j’ai l’intention de parler de l’institution dans ses aspects les plus obscurs. Chez Expression, nous avons très souvent l’occasion d’intervenir auprès des institutions dont les membres éprouvent une grande souffrance : les équipes sont fatiguées, découragées ou en colère, la hiérarchie est perçue comme étant déconnectée des vraies problématiques des professionnels, leurs missions semblent de plus en plus exigeantes (voire impossibles) et tout cela sans parler d’un contexte social et politique actuel extrêmement compliqué, dans lequel l’institution est inscrite.
Comment intervenir, donc, dans ces institutions sans succomber à la tentation d’expliquer superficiellement leurs difficultés, pensant qu’elles correspondent tout simplement à un excès de travail, à un planning mal fait ou à « l’incompétence » d’un chef de service ou d’un directeur ? Comment comprendre ce qui se passe à l’intérieur d’un appareil aussi complexe que l’institution ? De quelle façon pouvons-nous réfléchir à l’institution, étant elle-même une construction humaine et à la fois la toile de fond pour la construction psychique de ses membres ? Comment comprendre le paradoxe de cet objet social qui échappe à la compréhension des individus qui la constituent ?
La psychanalyse a fait plusieurs efforts pour penser autour de ce phénomène de groupe. Je souhaiterais prendre comme point de départ l’idée de Didier Anzieu (1966), qui propose : « Le groupe est comme le rêve », c’est-à-dire qu’il est le lieu de réalisation imaginaire des désirs inconscients de ses membres, où se mêlent fantasmes, projections et pulsions profondes.
Cette approche, qui prend en compte les processus intrapsychiques et les représentations inconscientes opérant dans les groupes, peut être étendue au fonctionnement institutionnel. Il serait même possible de parler d’un véritable « appareil psychique groupal » dans les institutions qui assure des fonctions essentielles pour chaque individu : lui permet de s'inscrire dans une réalité psychique partagée, régule les liens interpersonnels et offre un cadre de référence dans lequel chacun trouve sa place (Kaës, 1976).
Ce fonctionnement peut, cependant, devenir très rapidement un « cauchemar » lorsque l’institution, au lieu de mobiliser la réalité psychique de ses membres, la paralyse. Inspiré par René Kaës, j’aimerais proposer deux possibles phénomènes potentiellement pathologiques en institution :
L’indifférenciation au détriment de la singularité : l’institution assure sa continuité à travers une « relation isomorphique » entre elle et ses membres. Cela veut dire que l’institution se base sur l’idée qu’on a tous une identité et des valeurs communs, ce qui est fédérateur pour l’identité institutionnelle. Pourtant, si cette relation ne laisse pas de place à la singularité de chacun, elle peut se transformer en une sorte de massification, associant l’individualité à une menace pour l’identité de l’institution. Les membres peuvent être inconsciemment contraints de renoncer à leur identité individuelle et de construire une identité artificielle, défensive et fragile, très proche d’un « faux self » identique aux désirs de l’institution. Cette suppression de l'individualité peut être une source majeure de souffrance et les tentatives de retrouver les limites entre le sujet et l'institution peuvent conduire à l'inhibition, à l'isolement et à la fuite, ou bien à la rébellion et à la violence.
L’institution aliénante : Lorsque les structures, normes et valeurs institutionnelles sont imposées aux membres par le biais d'une relation de domination, de contrôle ou de répression excessive, leur santé et leur développement psychologiques peuvent en être gravement affectés. Les individus peuvent souffrir d’un « excès d'institution » : un abus de pactes inconscients et par le renoncement extrémiste aux désirs et aux pulsions individuels de ses membres. Bref, par un « trop plein » d'une institution envahissante et omniprésente qui, loin de réguler la dynamique psychique du collectif, cherchera à l'écraser et à entraver la pensée de ses membres.
Ces réflexions ne sont, évidemment, qu’un aperçu très bref de ce qu’on pourrait élaborer comme modèle de compréhension des pathologies institutionnelles. Loin d’avoir la prétention de vous donner une élaboration complète, je souhaite principalement vous sensibiliser à la complexité du fonctionnement de l’institution, ce qui correspond logiquement à la complexité de ses dérives pathologiques, et de l’être humain. Celui-ci, tout en étant son créateur, finit par être façonné par l’institution, devenant ainsi susceptible de souffrir sous son emprise.
Angelo Persico, psychologue clinicien
Références
Anzieu D. (1966) « Étude psychanalytique des groupes réels » Les Temps Modernes.
Gimenez,G., Kaës, R. (2016). « Réalité psychique et souffrance dans les institutions ». Dans : L’institution et les institutions, 1 (49), , pp. 128 - 133, 1988, Etudes psychanalytiques.
Kaës R. (1976). « L’appareil psychique groupal ». Constructions du groupe, Paris, Dunod.
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