Sommes-nous libres d'être fraternels ?
Le 10 novembre 2023, le Sénat a achevé l'examen du projet de loi pour « contrôler l'immigration et améliorer l'intégration ». Les sénateurs ont, en première lecture, largement modifié le projet de loi. En matière de séjour, d'accès aux soins et de prestations sociales, les modifications vont globalement dans le sens d’un durcissement et de restrictions. Pourtant François Héran nous démontre, dans son dernier livre « Immigration : le grand déni » que la progression de l’immigration n’a aucun rapport avec le laxisme ou la lâcheté de nos gouvernements. Pas moins de huit lois ont été votées depuis 2000 pour tenter de restreindre l’admission au séjour ou la demande d’asile et d’accroître le taux d’exécution d’éloignement. Les immigrés continuent d’occuper une place croissante dans la population française, même si cette progression reste bien en deçà du rythme observé dans le reste de l’Europe de l’Ouest.1 Pourtant les associations nous alertent de longue date sur les effets de nos politiques d’accueil, en particulier, Médecins du monde et le centre Primo Levi : le syndrome de stress post-traumatique et la dépression sont aggravés, réactivés, voire provoqués par les conditions d’accueil difficiles réservées aux migrants. « Loin de résoudre les problèmes de la migration, le durcissement des conditions d’accueil génère au contraire une incompréhension, un épuisement et une importante détresse psychologique chez des populations déjà passablement vulnérables, indique Betty Goguikian Ratcliff, de la Faculté de psychologie et des sciences de l’éducation de l’Université de Genève. La durée de la procédure d’asile et la crainte du renvoi, cumulées aux expériences prémigratoires, créent un phénomène d’usure et débordent les capacités de résilience des personnes. »2 Cette violence s’ajoute aux violences multiples qui ont causé le départ et les ruptures souvent brutales qu’il a occasionné ; aux violences et aux pertes vécues lors du parcours, des parcours de plus en plus longs, difficiles et violents. C’est l’automne, bientôt l’hiver, alors me vient l’envie très forte de partager avec vous une belle histoire, quelques notes d’espoir pour nous soutenir dans notre indignation et nos luttes. C’est l’histoire de Cédric Herrou qu’il nous raconte dans son livre : « Une terre commune » paru le 6 janvier 2023 aux éditions du Seuil. Cette terre commune, il la décrit comme « … une vallée oubliée, mi-française mi-italienne, une vallée à l’entre-deux, à l’entre-droit et devoir, où la compassion devient répressible, où le droit s’oppose à une morale, où la morale s’impose au pouvoir. Mais où nous avons créé une utopie capable de résister. » Cédric Herrou vit dans la vallée de la Roya, tout près de la frontière italienne. Il a commencé dès 2016 à accueillir des migrants, ce qui lui a valu des ennuis policiers et judiciaires, jusqu’à être poursuivi pour "délit de solidarité". Pourtant, il s’est senti "le devoir de dénoncer l’inacceptable, car notre silence nous rendrait complices". "Les enfants comme les femmes, les hommes et les familles étaient systématiquement renvoyés de l’autre côté de la frontière, en totale contradiction avec les textes de loi en vigueur, les conventions de Genève, les droits de l’homme et les droits de l’enfant. Le droit était piétiné par ceux censés le faire respecter." Alors que Cédric Herrou et ses amis improvisaient un accueil dans l’urgence et la précipitation, la police se mobilisait contre les migrants que l’État avait décidé de chasser sans discussion, par la force et la menace. La Roya était revenue à l’état sauvage, un décor de combat entre des citoyens sans armes devenus délinquants et une institution brutale au service l’État. Heureusement, il a pu rencontrer aussi des gendarmes chez qui "derrière l’uniforme se cachent des êtres en désaccord avec les ordres ». Les menaces se sont multipliées contre Cédric Herrou et ses amis ; c’est en mars 2021 qu’il a été définitivement relaxé après onze gardes à vue, cinq perquisitions, cinq procès et cinq ans de lutte ; « ces procès ont été ceux de notre solidarité, de ce corps unique et indissociable, fait de ceux des victimes et de leurs complices», écrit-il.3 Sa ferme a été transformée en lieu d’accueil, où vivent un certain nombre de réfugiés qui retrouvent le minimum de dignité pour continuer à vivre. Il a fondé l’association Emmaüs Roya, lieu de vie solidaire où quand l’un "d’entre nous souffre, c’est tout le groupe qui souffre : être empathique, sentir la souffrance de l’autre dans son propre corps." Où il s’agit de "faire corps pour se faire entendre des puissants qui méprisent l’individu esseulé ou le groupe marginalisé par l’oubli." Cédric Herrou est un homme debout qui regrette que l’État s’attaque toujours aux petits. "Le ministère de l’Intérieur [...] pourrait décapiter les organisations de trafic de drogue mais s’acharne contre les petits dealers en banlieue. Il pourrait lutter contre l’évasion fiscale mais s’en prend aux bénéficiaires des aides sociales. Il pourrait lutter contre la corruption mais préfère s’acharner sur la petite délinquance." Il conclut ce petit livre salutaire : "Non, il n’existe pas qu’une manière d’accueillir. Il y en a autant que d’hommes et de femmes sur terre." Oui, il faut et il faudra se battre pour un monde où l’on ne verra "pas des médecins légitimer leur refus de soigner, ou l’Aide sociale à l’enfance contester la prise en charge de mineurs isolés", où l’État ne décidera pas "de chasser migrants et aidants, sans discussion, sans concertation, par la force et la menace.4 Face à la décision des sénateurs de supprimer l’aide médicale d’urgence, C. Herrou se demande "qui défend les valeurs républicaines" en France aujourd’hui. Alors, sommes-nous libres d'être fraternels ? Oui ! Et Non il n’existe pas qu’une manière d’accueillir, c’est ce que nous démontrent, au quotidien, tous les professionnel.le.s que nous accompagnons.
Laetitia Ricci, psychosociologue clinicienne, accompagnante et formatrice
1Immigration : le grand déni – F. Héran, Seuil La République des idées, mars 2023
2La souffrance psychique des exilés Une urgence de santé publique – Rapport du Centre Primo Levi et de Médecins du Monde
3Cédric Herrou, Une terre commune, par Jean-Paul Deléage Dans Écologie & politique 2023/1 N° 66
4Critiques libres Cyclo, le 23 janvier 2023 , critiques libres : https://www.critiqueslibres.com/i.php/vcrit/64713
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